Rejeté par Kee et
par sa famille, en manque de relations humaines, Vincent rencontre une
femme, pas jeune, pas belle mais " ni grossière, ni vulgaire, il y
avait en elle quelque chose de féminin (…) Cette femme a été bonne
pour moi, très très bonne, oui très gentille ; je ne préfère pas expliquer
à mon frère Theo comment elle l'a été, car je le soupçonne d'en savoir
déjà assez par son expérience "…
Il passe quelques semaines avec son cousin le peintre Mauve, devenu son
Maître, retrouvant Sien le soir. Il avait prévu de regagner
Etten pour y travailler pendant quelques mois, une période d'études après
laquelle il pourra retourner de nouveau chez Mauve…
Mais à Etten, les relations avec son père s'enveniment. Son père,
excédé, lui demande de partir.
Vincent quitte la maison le jour même. Il retourne à La Haye et se rend
chez Mauve, le supplie de le recevoir à nouveau : " Ecoute, Mauve,
ça ne s'arrange pas à Etten, il me faut m'installer ailleurs et de préférence
ici… " Mauve accepte encore très gentiment de l'accueillir et durant
quelques semaines,
Theo écrit à Vincent pour lui reprocher vivement son attitude à Etten.
Il exige qu'il s'excuse auprès de ses parents. Vincent n'est pas d'accord,
et dit qu'on l'a mis à la porte sous le prétexte qu'il a refusé de se
rendre à l'église, " mais, en fait, la véritable raison, c'est ce qui
s'est passé cet été entre Kee et moi ".
Vincent fait de sérieux progrès grâce à Mauve, mais leurs relations se
détériorent. Mauve s'énerve et le met à la porte.
Pour autant, il ne se décourage pas. Il fait part à Theo de ses moindres
avancées techniques. Malgré ses " petites misères ", le travail l'amuse
beaucoup. Il lui permet d'être " calme et heureux ". Sien est maintenant
son modèle permanent, aussi " docile qu'une colombe domestique ". Elle
l'accompagne dans ses promenades et pose aussi souvent qu'il le désire.
Il dessine Sorrow, une femme nue (Sien) accroupie et repliée sur elle-même,
qui sanglote… Le " meilleur de mes meilleurs dessins ", écrira-t-il. Quelques
mois auparavant, à Etten, il avait dessiné un vieil homme triste devant
un âtre, à peu près dans la même position, mais dans Sorrow, l'expression
est plus violente, plus radicalement désespérée, la nudité d'un corps
usé accentuant la tristesse.
Craignant les réactions de sa famille, Vincent évite de parler de sa relation
avec Sien pendant quelques mois, mais au printemps, il déclare prudemment
à Theo qu'il désire l'épouser. Il lui explique comment peu à peu leurs
" vies se sont entremêlées ", qu'ill a besoin d'elle, c'est plutôt une
" auxiliaire " pour son travail… Il supplie Theo de le comprendre et de
le soutenir. En contrepartie, il travaillera encore plus, toutes ses œuvres
lui appartiendront et son argent lui sera rendu le plus tôt possible.
Il sait que sa vie est entre ses mains et s'attend au pire : " si tu me
supprimais ton aide, je serais frappé d'impuissance ", " Si tu veux m'assommer,
voici ma nuque ".
Theo réagit vite. Il veut bien continuer à l'aider, mais ne voit aucune
raison qui l'oblige à épouser Sien. Il lui recommande d'attendre et évoque
une mise sous curatelle envisagée par la famille, ce qui rend Vincent
furieux. Cette éventualité lui est insupportable, il ne croit pas ses
parents capables d'en arriver là. Il ne se laissera pas faire. Il tombe
malade, une blennorragie, refilée par Sien, passe trois semaines à l'hôpital
où il doit subir les " cathéters, toutes les sondes et canules du monde
". Il se plaint de " difficultés d'uriner, de douleurs et de fièvre ".
Son père vient le voir, lui apporte des vêtements, un peu d'argent. Quelques
jours plus tard, contre l'avis du médecin, il quitte l'hôpital pour préparer
le retour de Sien qui vient d'accoucher. Il a loué dans la même rue une
maison plus grande, avec une chambre à l'étage.
Pour la première fois, il se sent installé comme un " ménage d'ouvrier
", son nouveau logement est " propret, riant, clair et gai ". Près de
lui, une femme et un " berceau où repose un enfant "… L'idéal pour travailler.
Mais quinze jours après le retour de Sien, Tersteeg vient chez lui, voit
la femme et l'enfant, s'énerve, le menace : " Que signifient cette femme
et cet enfant… Est-il marteau ? "… Il menace d'écrire à ses parents. Vincent
lui dit de partir. Il n'a pas l'intention d'abandonner Sien, ils s'aiment
et s'entendent " à merveille " mais il appréhende néanmoins ce cataclysme
qui risque de tout remettre en question alors qu'il était de nouveau en
bons termes avec sa famille.
Il supplie Theo de l'aider. Comment faire ? Y a t il un moyen d'arrêter
Tersteeg ? Dès le lendemain, il écrit une longue lettre à Theo (suite
à une discussion avec Sien ? En accord avec elle ?) où il dit avoir bien
réfléchi et décidé de surseoir au mariage : " je ne l'épouserai pas avant
que la vente de mes dessins ne garantisse mon indépendance ".
Theo est rassuré, les parents aussi. Les choses semblent s'arranger. Son
père vient le voir. Vincent a plaisir à lui parler enfin... Peu
de jours après, arrivent quelques vêtements pour Vincent et… un manteau
de femme… " Ça m'a beaucoup touché… ", dira-t-il.
La lettre qu'il reçoit alors va le surprendre et l'émouvoir. Theo lui
relate sa rencontre et sa relation avec Marie, une femme pauvre et malade,
ex-prostituée aussi. Elle a une tumeur au pied et doit se faire opérer.
Il semble angoissé… La similitude de leurs situations est troublante :
" Il nous est apparu, à toi, à moi, lui écrira Vincent, sur un trottoir
froid et impitoyable, une lugubre et triste silhouette de femme, et ni
toi, ni moi n'avons poursuivi notre chemin, nous nous sommes arrêtés et
nous avons prêté l'oreille à la voix de notre cœur humain "... De plus,
elle aussi, " n'a pas seulement connu la misère ou la gêne, mais autre
chose par-dessus le marché ; cela me porte à croire qu'elle t'appréciera
à ta juste valeur ".
C'est maintenant Vincent qui le rassure : les femmes " souffrent plus
et sont plus sensibles ". Il lui donne des conseils et l'exhorte, à son
tour, à ne pas prendre de décision : " tu dois la secourir, l'accueillir
chez toi, mais attendre pour l'épouser que l'amour mûrisse au point que
le mariage ne paraisse plus qu'une chose très secondaire ".
Il a le sentiment qu'enfin Theo le comprend et ose de nouveau lui parler
de Sien. Il peut enfin lui raconter combien il est attendri par le nouveau-né
: " j'ai eu l'impression de voir quelque chose de profond, d'immense et
de plus grand que l'océan dans les yeux d'un petit enfant qui se réveille
le matin et pousse des cris de joie… ". Sien a changé : " le contraste
est très grand entre la femme que tu as rencontrée et celle qui vit depuis
plus d'un an à mes côtés. Cette liaison m'a quand même valu un peu de
calme et de sérénité ". C'est en fait la première (et la dernière) fois
de sa courte vie errante et solitaire que Vincent a une liaison suivie
avec une femme. La vie familiale, un" ménage d'ouvrier ", et surtout le
bébé lui ont donné de grands bonheurs : " Pendant tout cet hiver si sombre,
cet enfant a été pour moi comme une lumière dans la maison ". Ses pensées
et son énergie, dit-il, ont trouvé le " point d'appui " dont il manquait,
ce qui lui a permis de faire d'énormes progrès. Grâce à elle, il a pu
enfin consacrer toutes ses forces à apprendre son métier. Il a aussi une
vie sexuelle et sentimentale régulière, ses relations avec les femmes
se résumant auparavant à des visites au bordel une fois par quinzaine
- et encore, quand il avait de l'argent…
Sa foi
en lui est enracinée, il est tout à fait sûr d'avoir trouvé sa voie. Plus
rien ne le fera douter. À partir de là, même dans les pires moments, il
affirmera savoir où il va. Il analyse attentivement les gravures sur bois
et les dessins qui paraissent dans la revue The Graphic… Son travail s'en
ressent, ses dernières études sont très précises. Il fait de nombreuses
études pour les Arracheurs de pommes de terre, peint des plages et des
dunes à Scheveninguen. Il donne aussi des cours de dessin à un arpenteur,
rencontre des peintres comme Breitner et Van der Weele, visite leurs ateliers,
et échange avec eux des analyses, des savoir-faire.
Theo envisage maintenant d'épouser Marie. Il a envoyé à ses parents une
lettre pour annoncer ses projets. Ceux-ci réagissent vivement. Leur fils
préféré, " couronne de la famille ", veut épouser une ex-prostituée !
Ils trouvent des " justifications insensées " pour l'empêcher de commettre
cette folie. Vincent est furieux : " Quand Pa et Mo m'objectaient que
je n'avais pas assez d'argent pour me marier, ils avaient relativement
raison..., mais je trouve indiciblement scandaleux et absolument impie
de leur part de reprendre la même objection alors que tu as un emploi
stable ". Il en veut particulièrement à son père : " il se dégrade jusqu'à
faire des choses pareilles, incompatibles avec la dignité de sa profession
". Mais conseille néanmoins à Theo d'attendre avant de prendre une décision...
Dans sa lettre suivante, Theo, qui a maintenant la charge de Marie, lui
avoue ne pas savoir comment s'en sortir et envisage de réduire son aide,
de sauter des versements. Une éventualité qui déstabilise complètement
Vincent.. Dans la situation précaire où il vit, en dette permanente avec
ses fournisseurs (un d'entre eux l'a frappé), les difficultés financières
de Theo lui causent toujours des angoisses insurmontables. Ses lettres
se font alors de plus en plus pressantes. Il panique, s'affole et considère
presque ses jours en danger…
Theo trouve que Vincent exagère : les sommes qu'il lui envoie ne suffisent
jamais. Il devrait mieux gérer ses revenus : sur les 150 florins qu'il
reçoit, seulement 50 sont consacrés au gîte et au couvert et 100 florins
pour la peinture, la toile et les modèles… Même Sien proteste… Il ne devrait
pas investir les deux tiers de ses revenus dans son travail, garder plus
d'argent pour son ménage…
Vincent panique. Il fait une tentative désespérée auprès de Tersteeg,
son ancien patron, qu'il considère pourtant comme son persécuteur, espérant
obtenir un peu d'argent : " Je me suis décidé, dit-il, au prix d'un effort
de perdu, à me rendre chez Tersteeg avec la grande esquisse ". Mais l'accueil
est glacial. Ses conseils demeurent les mêmes : faire des aquarelles "
vendables " et quitter la prostituée… L'oncle Cor, non plus, ne répond
plus à ses lettres.
Sien fait alors une démarche pour se faire embaucher dans un bordel. Vincent,
quand il l'apprend, est hors de lui. Il lui interdit de voir sa mère,
de retourner dans le quartier " interlope " où vit sa famille et de fréquenter
son frère, un " maquereau " prêt à la remettre sur le trottoir. Comme
il dépense trop d'argent et que Sien continue à subir les mauvaises influences
de sa famille, il envisage maintenant de s'installer à la campagne où
la vie est moins chère. Sien pourrait retrouver " sa sérénité et élever
ses enfants plus dignement ".
Theo vient le voir. Les vives discussions qu'ils ont pendant son séjour
le laissent troublé. S'il soutient son projet de quitter La Haye, il considère
qu'il doit partir seul. Les courriers où Vincent se plaint de " la femme
" l'ont convaincu qu'il doit quitter Sien. Lui-même a renoncé à son projet
d'épouser Marie. Pour Vincent, l'impasse avec Sien est telle que la situation
ne ferait qu'empirer s'ils restaient ensemble. S'ensuit une longue journée
d'explication où ils tombent d'accord pour se séparer " pour quelque temps
ou pour toujours "... Il lui promet néanmoins de continuer à l'aider dans
la mesure du possible.
Son besoin de s'immerger dans la nature devient pressant, il supplie Theo
de lui envoyer rapidement de l'argent pour partir. Quand le mandat arrive,
la famille l'accompagne à la gare, tout le monde est triste. Il laisse
un peu d'argent à Sien. Elle habitera quelque temps chez sa mère, essaiera
de trouver un travail honnête ou un mari, " même à moitié bon "… Il est
très inquiet du sort qui l'attend et surtout de celui des enfants. Leurs
adieux sont déchirants.
Il passe quelques
semaines dans la Drenthe puis rejoint Nunen épuisé et déprimé.
Pour récupérer des affaires laissées à La
Haye, il retourne chez Sien.
Si, dans une courte lettre, il se dit un peu rassuré : " Il me tardait
de la rencontrer, elle a vaillamment tenu bon ", en revanche, dès son
retour, sa culpabilité est immense. Il se déchaîne contre Theo : " Tu
es responsable de la pression qui a été exercée sur moi… Je l'ai retrouvée
dans une misère profonde, je sais que c'est surtout ma faute… Le pauvre
gosse dont j'ai pris soin comme si c'était le mien n'est plus ce qu'il
a été ". Il reproche à Theo de ne pas être " naturel ", de ne pas l'avoir
été quand il a exigé qu'il la quitte et le menace à nouveau de retourner
auprès d'elle et même de l'épouser. Il n'y a pas de droit paternel qui
l'empêcherait de le faire. Même si pour sa famille, c'était juste une
histoire " de putain flétrie et d'enfants de putain ", il ne se laissera
pas faire et va aller vivre avec elle. Il se sent bien mieux dans un milieu
de paysans qu'avec des gens cultivés... Et puisque c'est ainsi, à partir
du mois de mars, il n'acceptera plus son argent… La situation est tendue
à l'extrême.
Sa mère, en descendant du train, se fracture le col du fémur. Émoi dans
la famille. " Sombres journées "… On craint pour sa vie. Vincent se rend
utile, ne quitte pas la maison : " je suis content d'être ici, dit-il,
car comme mes sœurs, elles aussi, sont faibles, il y a de quoi m'occuper
ici ". Theo est inquiet. Vincent ne le rassure pas : " Si son état vient
à s'aggraver, nous télégraphierons. Pas de danger immédiat mais impossible
de savoir comment les choses tourneront "… Vincent met le peu d'argent
qu'il lui reste à la disposition de son père. Il faut faire face à de
nombreux frais…
Une entente familiale se recrée autour de lui.
Dans la maison qui touche la cure, quatre sœurs vivent avec leur père.
Très dévotes, portant secours aux malades, aux pauvres, elles visitent
souvent la mère de Vincent depuis son accident. La plus jeune, Margaretha
Cornelia (dite Margot) Begemann s'attache à Vincent. Une liaison qui commence
très discrètement et qui lui fait oublier définitivement Sien.
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