Vincent Van Gogh : La Petition d'Arles (janvier 1889) ) Dossier complet inedit

Contexte

Vincent est en Arles depuis février. Le printemps et l’éte 1888 Il va connaître une exaltation et une joie de peindre qu’il n’avait jamais connu jusque là. Il réalise ses plus belles oeuvres : vergers, champs de blé, tournesols, ciels étoilés …

Son ami Gauguin attendu depuis plusieurs mois arrive enfin à Arles le 22 octobre 1888. Malheureusement, ils sont trop différents et leurs relations vont vite se dégrader.
Au retour d’une journée à Montpellier, le portrait de Vincent (peignant des tournesols) que Gauguin a fini de peindre va mettre le feu aux poudres. Il dit bien haut ce que Gauguin pense de lui : « C’est bien moi, mais moi devenu fou »…
La tension est extrême. Gauguin se prépare à partir. Il rassemble ses affaires et, peut-être inquiété par l’attitude de Vincent, va dormir à l’hôtel.
Vincent est effondré. Ces derniers jours, Gauguin ne l’a pas épargné. Son sentiment de supériorité et sa condescendance l’ont complètement déstabilisé.

Un autre évènement, lourd de conséquences, pèse aussi sur son esprit. Il vient d’apprendre par sa mère les fiançailles de Theo avec Jo, la sœur de son ami Bonger (marchand d’art hollandais). Jo avait une première fois refusé les avances de Theo, mais ils se sont revus et elle accepte maintenant de l’épouser.
Cette nouvelle qui risque de rendre son avenir encore plus incertain, le trouble profondément. Un autoportrait le montre angoissé, les traits tirés...

Encore une fois, il se sent abandonné… Mais là, c’est plus grave… Gauguin parti, l’Atelier du Midi va sombrer, et lui avec… Il se sent « dans la dèche comme les armées de Napoléon après la Bérézina »…
Il a peut-être trop bu... Il s’affole. Que faire ? Il a encore besoin d’une explication (pour se justifier ? pour fuir cette culpabilité qui l’étouffe ?). Il veut encore lui parler. Peut-être sera-t-il au bordel ? Mais il ne peut pas y aller dans cet état. Il faut s’habiller, se raser. Devant son miroir, sa main dérape, un trop plein d’angoisse, un besoin de se faire mal, de se mutiler… Un coup de rasoir brusque, un bout d’oreille tombe dans la cuvette… Un grand cri, la douleur devient enfin plus forte que l’angoisse. Le sang coule sur le sol, un beau rouge... Il essaie d’éponger le sol, les meubles. Il se fait un bandage sommaire, se couvre d’un bonnet.

Il quitte la maison, traverse le jardin pour rejoindre la rue des « petites bonnes femmes ». Il arrive enfin au bordel, le bout d’oreille au creux de sa main... Mais Gauguin n’est pas là…
Vincent ne sait plus que faire de son morceau de chair poisseuse. Il le tend à Rachel, une des filles, lui dit d’en prendre soin, et s’en va.
Elle n’a pas eu le temps de comprendre. Quand elle regarde ce que Vincent lui a mis dans la main : un lambeau de chair ensanglanté, elle s’évanouit…
Retour dans la nuit, le sang coule toujours, les forces lui manquent… Il rentre chez lui, il y a du sang dans tout l’atelier, sur l’escalier… Il arrive enfin à son lit et tombe dans un coma sans rêves…
Le lendemain matin, Gauguin trouve un attroupement devant la Maison Jaune. Il apprend par les voisins ce qui s’est passé. Il explique aux gendarmes qu’il vaut mieux que Vincent ne le voie plus, puis récupère ses affaires et se sauve. Avant de quitter Arles, il télégraphie à Theo que sa présence est nécessaire, son frère est mourant.

Quand Vincent se réveille, Il se sent très faible. Il a perdu beaucoup de sang. Il y a du monde autour de lui. Les voisins, les gendarmes et Roulin à qui il demande sa pipe et son tabac.
Il prend lentement conscience de ce qu’il a fait. Il panique... Il ne faut surtout pas que Theo l’apprenne. Gauguin doit se taire. Il demande avec insistance à le voir, sans succès.
Les gendarmes l’interrogent. Il leur répond : « ce que j’ai fait me regarde », puis il perd de nouveau connaissance. On l’emmène à l’hôpital.

Dès qu’il reprend ses esprits, Vincent est écrasé par sa culpabilité. Après une visite de Madame Roulin, il a une terrible crise qui nécessite qu’on le mette dans une cellule isolée.
Theo, venu le voir (alors qu’il aurait dû être à Amsterdam pour passer les fêtes de fin d’année dans sa future belle famille), ne peut communiquer avec lui. Il passera deux jours auprès de lui à écouter ses « divagations philosophiques » et théologiques, puis rentre à Paris, laissant Vincent aux soins du Dr Rey et de Roulin.

Vincent se remet pourtant assez vite, et, dès qu’il va un peu mieux, s’empresse d’écrire à Theo (le 2 janvier) pour le rassurer et s’excuser : « Je te prie de ne pas t’inquiéter, cela me causerait une inquiétude de trop… Combien je regrette que tu te sois dérangé pour si peu de chose, pardonne-le-moi, qui en suis probablement la cause première. J’ai pas prévu que cela aurait la conséquence qu’on t’en parlerait ».
Même s’il va mieux, il est au fond du trou… Heureusement, l’énergique Roulin est là pour l’aider. Avec la femme de ménage, ils ont nettoyé la maison et remis tout en ordre. Roulin le pousse à rentrer chez lui.
L’interne, Félix Rey, qui s’est occupé de Vincent, est attentif, compatissant. Il voit en lui une âme intelligente et sensible. Il va le rassurer et rassurer Theo.

Aidé par son ami Roulin, Vincent regagne la Maison Jaune. Encore « inquiet et craintif », il implore son propre calme : « Nous devons nous tenir tranquilles pour ma peinture à moi ».
Peu à peu, le pinceau se raffermit dans sa main. Il peint un joli portrait du docteur Rey, puis reprend le tableau de Berceuse, celui qu’il travaillait juste avant la crise.

La pétition
Mais alors qu’il s’y remet difficilement, il apprend (par Roulin ?) qu’une pétition circule dans le quartier depuis plusieurs jours. Elle réclame que le « citoyen Voghe soit au plus tôt réintégré dans sa famille ou que celle-ci remplisse les formalités nécessaires pour le faire admettre dans une maison de santé, afin de prévenir tout malheur qui arrivera certainement un jour ou l’autre si l’on ne prend pas des mesures énergiques à son égard ».
Il est bouleversé : « Ainsi tu conçois, écrit-il à Theo, combien cela m’a été un coup de massue en pleine poitrine, quand j’ai vu qu’il y avait tant de gens ici qui étaient lâches assez pour se mettre en nombre contre un seul et celui-là malade. »
Ce « coup de massue » va être la cause d’une grave crise durant laquelle il va connaître des moments où il se sent « tordu par l’enthousiasme ou la folie ou la prophétie comme un oracle grec sur son trépied ». Ses voisins sont hostiles. Les enfants lui jettent des trognons de choux, on grimpe à sa fenêtre... Il craint d’être empoisonné, refuse de se nourrir. La femme de ménage, inquiète, avertit ses voisins et le commissaire.

Le 7 février, le Docteur Delon déclare ses « facultés mentales profondément détériorées ». Selon lui, Vincent souffre d’hallucinations visuelles et auditives (il entend des « voix qui lui font des reproches »), ce qui nécessite « un internement dans un asile spécial ».


De nouveau hospitalisé, Vincent ne pourra écrire à Theo que dix jours plus tard : « Tant que mon esprit manquait tout à fait d’assiette, c’eût été en vain que j’aurais essayé de t’écrire pour répondre à ta bonne lettre. Je viens aujourd’hui de retourner provisoirement chez moi, j’espère pour de bon. Il y a tant de moments où je me sens tout à fait normal, et justement il semblerait que si ce que j’ai n’est qu’une maladie particulière du pays, il faut tranquillement attendre ici jusqu’à ce que cela soit fini... Où puis-je aller pire que là où j’ai été à deux reprises, au cabanon ? »

L’origine de la Pétition :
Pensant qu’il ne reviendrait pas de sitôt (ou pas du tout ?), le gérant de la Maison Jaune, M. Soulé, a promis à un certain Viany, buraliste, de lui louer la maison pour en faire un bar-tabacs (ce qu’elle est devenu par la suite).
L’épicier Crévoulin, qui occupait l’autre aile de la maison (et que Vincent ne semble pas apprécier), a sans doute approuvé cet accord (il en attendait probablement un afflux de clientèle). Le retour rapide de Vincent ne les arrangeait pas…
Ces trois personnages (et leurs femmes) sont en fait les initiateurs et les rédacteurs de cette pétition. Ils ont profité de l’émotion du voisinage suite à l’épisode de l’oreille coupée pour la faire circuler et signer par des voisins.
Écrite de la main de l'épicier Crévoulin, probablement sous la dictée du gérant Soulé et du buraliste Viany, cette pétition ne regroupe pas quatre-vingts signataires (comme on l’a laissé croire à Vincent - erreur qui continue de circuler), mais seulement une trentaine (dont un tiers de signatures illisibles). On y retrouve des voisins, un brigadier, un maréchal, un forgeron, la patronne du restaurant fréquenté par Vincent, Madame Venissat (dont il dit beaucoup de bien), et… Joseph Ginoux, le patron du café.

PETITION

Monsieur le Maire,
Nous soussignés habitants de la ville d’Arles, place Lamartine, avons l’honneur de vous exposer que le nommé Vood paysagiste, sujet hollandais, habitant ladite place, a depuis quelque temps et à diverses reprises donné des preuves qu’il ne jouit pas de ses facultés mentales, et qu’il se livre à des excès de boissons après lesquels il se trouve dans un état de surexcitation tel qu’il ne sait plus, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il dit, et très inconstant pour le public sujet de craintes pour tous les habitants du quartier, et principalement pour les femmes et les enfants.
En conséquence, les soussignés ont l’honneur de demander, au nom de la sécurité publique, à ce que le nommé Vood soit au plutôt réintégré dans sa famille  ou que celle-ci remplisse les formalités nécessaires pour le faire admettre dans une maison de santé, afin de prévenir tout malheur qui arrivera certainement un jour ou l’autre si l’on ne prend pas des mesures énergiques à son égard.
Nous osons espérer, Monsieur le Maire, que prenant en considération le sérieux intérêt que nous faisons valoir, vous aurez l’extrême obligeance de donner à notre enquête la suite qu’elle comporte.
Nous avons l’honneur d’être, avec le plus profond respect Monsieur le Maire, vos dévoués administrés.

D. Crevoulin, épicier, Mme Dayan, illisible S. Boissier, Esprit Lantheaume, François Trouche, Soulé, illisible, Fayard, C. Coulomb, Chareyre, Viany, receveur buraliste; Aubert Victor, maréchal
Siletto Françoise, Berthet Adrien, brigadier, Reynaud Claude, Ginoux Joseph, illisible (Gialone?), Conry, forgeron, Bonifay, illisible (Mayret ?)
Maurice Villaret, illisible, Cheylan Louis, Vve Nay, Vve Venissac,
Vidal, illisible, Calais, illisible (C. Parlin ?)


L’enquête de police suit son cours. Un procès-verbal est établi suite à la pétition. Cinq personnes ont témoigné : trois femmes et deux hommes. Le buraliste et l’épicier ont, cette fois-ci, envoyé leurs femmes… (La troisième femme, Marguerite, une couturière que Vincent aurait soulevé de terre dans l’épicerie, était-elle l’« amie » du gérant Soulé ?)
Sur le procès-verbal, ces cinq témoins l’accablent, le déclarent « dangereux pour la sécurité publique » (le gérant), « réellement aliéné » (l’épicière), et « demandent sa séquestration » (la couturière)…
La femme du buraliste et Ginoux, qui n’ont rien à ajouter, confirment, persistent et signent…

PROCES VERBAL
L’an mil huit cent quatre vingt neuf et le vingt sept février ;
Nous, Joseph d’Ornano, commissaire central de Police de la ville d’Arles, officier de la police judiciaire, auxiliaire de M. le Procureur de la République ;
Vu la pétition ci-jointe des habitants de la place de Lamartine, relative aux agissements du Né Vincent van Goghe sujet hollandaise, atteinte d’aliénation mentale ;
Vu le rapport ci-annexé de Monsieur le Docteur Delon en date du 7 de ce mois et les ordres de Monsieur le Maire d’Arles, prescrivant d’établir le degré de folie de Van- Goghe ;
Avons procédé à une enquête et entendu les ci-après dénommés :

Enquête
1. Le sieur Soulé Bernard, âgé de 63 ans, Propriétaire demeurant Avenue Montmajour 53,qui nous a fait la déclaration suivant : En ma qualité de gérant de la maison habitée par le Sieur Vincent Van Goghe, j’ai eu l’occasion de m’entretenir hier avec lui et constater qu’il est atteint d’aliénation mentale, car sa conversation est incohérente et sa raison égarée. D’autre part, j’ai ouï-dire que cet homme se livre à des attouchements sur les femmes qui habitent dans le voisinage ; il m’a été de même assuré qu’elles ne sont même plus tranquilles chez elles, car il s’introduit dans leurs domiciles. Enfin, il est urgent que cet aliéné soit séquestré dans un asile spécial ; étant donné surtout que la présence de Van Goghe dans notre quartier compromet la sécurité publique. Lecture faite, persiste et signe Le Cre central (suivent la signature de ce dernier et du témoin en question).
2. La Née Marguerite Favier, fe Crevoulin, âgée de 32 ans, Mde de comestibles demeurant Place de Lamartine, qui nous a dit ce qui suit : J’habite la même maison que le Né Vincent Van Goghe qui est réellement aliéné. Cet individu s’introduit dans mon magasin et s’y impose. Il insulte mes clients et se livre à des attouchements sur les femmes du voisinage qu’il poursuit jusque dans leurs domiciles. Enfin tout le monde est effrayé dans le quartier en raison de la présence du susdit Van Goghe, qui deviendra certainement dangereux pour la sécurité publique. Lecture fait, persiste et signe avec nous Le Cre central (suivent la signature de ce dernier et celle de la femme en question).
3. La Née Maria Ourtoul, fe Viany, âgée de 40 ans, débitante de tabac demeurant Place de Lamartine qui a confirmé la déclaration du précédent témoin. Et lecture faite persiste et signe. Le Cre central
Maria Ourtoul Ornano
4. La Née Jeanne Corréas, fe Coulomb, âgée de 42 ans, couturière, demeurant Place de Lamartine 24 qui a fait la déclaration suivante :
Le Sieur Van Goghe qui habite le même quartier que moi devient de plus en plus fou depuis quelques jours ; aussi dans le voisinage tout le monde est effrayé. Les femmes surtout ne sont plus rassurées car il se livre sur elle à des attouchements et tient des propos obscènes en leur présence. En ce qui me concerne, j’ai été saisie par la taille devant le magasin de Me. B par cet individu avant-hier, lundi, et soulevée en l’air. Enfin cet aliéné devient dangereux pour la sécurité publique et tout le monde réclame sa séquestration dans un établissement spécial. Lecture faite persiste et signe.
5. Le sieur Ginoux Joseph, âgé de 45 ans, limonadier demeurant Place de Lamartine qui a reconnu que les faits exposés par le précédent témoin sont vrais et sincères et déclare n’avoir rien à ajouter à sa déposition. Et lecture faite persiste et signe.

Constatations
Le Né Vincent Van Goghe est réellement atteint d’aliénation mentale ; cependant nous avons constate à différentes reprises que cet aliéné a des moments de lucidité. Van Goghe n’est pas encore dangereux pour la sécurité publique, mais on craint qu’il ne le devienne. Tous ses voisins sont effrayés et à juste titre, car il y a quelques semaines l’aliéné dont s’agit s’est coupé une oreille dans un accès de folie ; crise qui pourrait se produire à nouveau et être funeste à quelque personne de son voisinage.
Le Cre Central
Ornano

Conclusion
Attendu que de l’enquête qui précède et de nos constatations personnelles, il résulte que le Né Vincent Van Goghe est atteinte d’aliénation mentale et qu’il pourrait devenir dangereux pour la sécurité publique ; sommes d’avis qu’il y a lieu de séquestrer cet aliéné dans un asile spécial.
Le Cre Central
Ornano

De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal pour être transmis aux fins de droit et avons signé;

À Arles le trois mars mil huit cent quatre-vingt neuf.
Le Cre Central
Ornano


À la réception du Procès-Verbal, le maire ordonne une séquestration provisoire. Or, depuis sa dernière crise, Vincent dormait déjà et prenait ses repas à l’hospice, ne sortant que pour peindre.
On ne sait pas comment s’est passée son arrestation, mais on peut imaginer le sentiment d’injustice qu’a dû éprouver Vincent, sa détresse, son énervement, son impuissance…
Enfermé de force dans une cellule « sans le droit de fumer, de boire, de lire ou d’écrire, ce qui est pourtant permis aux autres malades », Vincent n’en peut plus.

Le Docteur Rey est malheureusement absent, lui aussi malade et alité. (C’est probablement au Docteur Delon qu’on doit cet internement d’office).
Dès qu’on le lui permet, Vincent envoie une lettre déchirante à Theo (pour laquelle il lui a fallu « au moins autant de formalités qu’en prison ») : « Je t’écris en pleine possession de ma présence d’esprit et non pas comme un fou, mais en frère que tu connais. Voilà la vérité. Un certain nombre de gens d’ici ont adressé au maire (il y avait quatre-vingts signatures) me désignant comme un homme pas digne de vivre en liberté, ou quelque chose comme cela. Le commissaire de police ou le commissaire central a alors donné l’ordre de m’interner à nouveau… Va sans dire que dans le for intérieur de mon âme, j’ai beaucoup à redire à tout cela. Va sans dire que je ne saurais me fâcher, et que m’excuser me semblerait m’accuser dans un cas pareil. Seulement pour t’avertir pour me délivrer, d’abord je ne le demande pas, étant persuadé que cette accusation sera réduite à néant. Si je ne retenais pas mon indignation, je serais immédiatement jugé fou dangereux. En patientant, espérons, d’ailleurs les fortes émotions ne pourraient qu’aggraver mon état. Pourquoi je t’engage par la présente à les laisser faire sans t’en mêler. Tu comprendras que moi, tout en étant absolument calme au moment donné, puis facilement retomber dans un état de surexcitation par de nouvelles émotions morales. »
Il ressasse sa détresse et son sentiment de solitude face à cette justice arbitraire : « n’ayant rien d’autre à faire, je pense à tous ceux que je connais tout le long du jour et de la nuit. Je ne te cache pas que j’aurais préféré crever que de causer et subir tant d’embarras. Que veux-tu, souffrir sans se plaindre est l’unique leçon qu’il s’agit d’apprendre dans cette vie. »

Que s’est-il passé réellement ? Vincent était-il dangereux pour son voisinage ? Que dit exactement cette pétition ?
Elle déclare qu’il « ne jouit pas de ses facultés mentales », qu’il se livre à des « excès de boisson » (faux : il ne buvait plus depuis sa première hospitalisation), qu’il est craint par « tous les habitants du quartier » (qui n’ont pourtant pas peur de lui jeter des trognons) et pour « prévenir tout malheur qui arrivera certainement… un jour ou l’autre »...
Heureusement, le pasteur Salles, dans une lettre à Theo (du premier mars), nous donne un tout autre point de vue.
« Il me semble, et c’est aussi la manière de voir de M. Rey, qu’il y aurait comme une espèce de cruauté à enfermer définitivement un homme qui n’a fait de mal à personne et qui peut, par des procédés inspirés par la bienveillance, revenir à son état normal ».
Le lendemain, après avoir pris connaissance de la pétition et du Procès Verbal, il écrit à nouveau : « Mon impression est qu’il y a de l’exagération. Les actes que l’on reproche à votre frère (à supposer qu’ils soient exacts) ne permettent pas de taxer un homme d’aliénation et de réclamer sa réclusion. On dit qu’il boit beaucoup. Le cafetier, son voisin, qui m’avait dit exactement le contraire, a affirmé cela… Malheureusement l’acte de folie qui a nécessité la première entrée à l’hospice fait interpréter dans un sens défavorable tous les actes un peu singuliers auxquels peut se livrer parfois ce jeune homme. Chez un autre, ils ne seraient pas remarqués. Comme je vous l’ai dit hier, tout le monde à l’hospice lui est sympathique, et après tout, ce sont les médecins et non le commissaire qui doivent être juges en pareille manière ».
On y voit plus clair. Cette lettre du pasteur remet les choses en perspective. Vincent n’est pas un fou furieux dangereux (même la pétition ne le dit pas) et pourrait parfaitement revenir rapidement à son état normal.
Il constate posément que le cafetier est un menteur, met en doute les accusations et déplore la décision excessive du maire.
Il est néanmoins dommage qu’il n’ait pas cherché à savoir qui en étaient les initiateurs.

Vincent en veut à ses voisins, aux « gendarmes et aux venimeux fainéants électeurs municipaux, qui pétitionnent contre moi à leur maire qui tient à leurs voix »... Ils lui ont pourri la vie : « Si j’eusse ma tranquillité, depuis longtemps je me serais remis. Ils me chicanent sur ce que j’ai fumé et bu, bon, mais que veux-tu, avec toute leur sobriété, ils ne me font encore que de nouvelles misères…. Si ces bonshommes d’ici protestent contre moi, moi je proteste contre eux... Je crains moi-même un peu que si je suis dehors en liberté, je ne serais pas toujours maître de moi si j’étais provoqué ou insulté. J’ai carrément répondu que j’étais tout disposé à me ficher à l’eau par exemple, si cela pouvait une fois pour toutes faire le bonheur de ces vertueux bonshommes, mais que dans tous les cas, si en effet je m’étais fait une blessure à moi-même, je n’en avais aucunement fait à ces gens-là. Courage donc, quoique le cœur me défaille à des moments. »
Il confie à Theo qu’on ne l’a jamais laissé tranquille : « dès le commencement, j’ai eu de l’opposition bien méchante ici. Tout ce bruit ferait du bien naturellement nous souffrirons pour un tas de cons et lâches »…

Cette pétition pose toujours problème à Arles
Le peu de documents d'archives dont dispose la mairie : la pétition, le rapport du docteur Delon, le brouillon des décisions d'enfermement et de transfert dans un asile devraient être normalement être conservés aux Archives municipales… En fait, ils sont sous la garde stricte d'une « conservatrice » qui refuse, en accord avec le Maire, de communiquer la photocopie des originaux, comme si, cinq ou six générations plus tard, cette pétition était encore une chose honteuse, à cacher.
Comment un maire peut-il encore être gêné par un fait aussi vieux, par une magouille de petits commerçants affairistes profitant de la faiblesse et de l'originalité d’un artiste, forcément un peu hors normes, pour le faire enfermer (et récupérer sa maison) ?
Il y a pourtant à Arles une superbe fondation Vincent Van Gogh et un grand « Espace Van Gogh » où, en 1989, une exposition a eu lieu pour célébrer le centenaire de son séjour... dans l'hôpital où il fut enfermé (pour l’occasion, l’établissement a été rénové à grands frais).
Les personnalités influentes contactées pour infléchir le maire lors de l’exposition du 150e anniversaire de la naissance de l’artiste se sont aussi défilées et l’original de cette pétition n’a pas pu être exposé.

La renommée mondiale que Vincent a donnée à cette ville (et les retombées économiques qui lui sont liées) devrait pourtant les inciter à plus de reconnaissance et de transparence…
Décidément, Arles et Vincent, ça ne colle toujours pas…
Il nous reste à espérer qu’un prochain maire peut-être aura l’intelligence de régler définitivement cette histoire…

Alain Amiel