Contexte
Vincent
est en Arles depuis février. Le printemps et l’éte
1888 Il va connaître une exaltation et une joie de peindre qu’il
n’avait jamais connu jusque là. Il réalise ses
plus belles oeuvres : vergers, champs de blé, tournesols, ciels
étoilés …
Son ami Gauguin attendu depuis plusieurs mois arrive enfin à
Arles le 22 octobre 1888. Malheureusement, ils sont trop différents
et leurs relations vont vite se dégrader.
Au retour d’une journée à Montpellier, le portrait
de Vincent (peignant des tournesols) que Gauguin a fini de peindre
va mettre le feu aux poudres. Il dit bien haut ce que Gauguin pense
de lui : « C’est bien moi, mais moi devenu fou »…
La tension est extrême. Gauguin se prépare à partir.
Il rassemble ses affaires et, peut-être inquiété
par l’attitude de Vincent, va dormir à l’hôtel.
Vincent est effondré. Ces derniers jours, Gauguin ne l’a
pas épargné. Son sentiment de supériorité
et sa condescendance l’ont complètement déstabilisé.
Un autre évènement, lourd de conséquences, pèse
aussi sur son esprit. Il vient d’apprendre par sa mère
les fiançailles de Theo avec Jo, la sœur de son ami Bonger
(marchand d’art hollandais). Jo avait une première fois
refusé les avances de Theo, mais ils se sont revus et elle
accepte maintenant de l’épouser.
Cette nouvelle qui risque de rendre son avenir encore plus incertain,
le trouble profondément. Un autoportrait le montre angoissé,
les traits tirés...
Encore une fois, il se sent abandonné… Mais là,
c’est plus grave… Gauguin parti, l’Atelier du Midi
va sombrer, et lui avec… Il se sent « dans la dèche
comme les armées de Napoléon après la Bérézina
»…
Il a peut-être trop bu... Il s’affole. Que faire ? Il
a encore besoin d’une explication (pour se justifier ? pour
fuir cette culpabilité qui l’étouffe ?). Il veut
encore lui parler. Peut-être sera-t-il au bordel ? Mais il ne
peut pas y aller dans cet état. Il faut s’habiller, se
raser. Devant son miroir, sa main dérape, un trop plein d’angoisse,
un besoin de se faire mal, de se mutiler… Un coup de rasoir
brusque, un bout d’oreille tombe dans la cuvette… Un grand
cri, la douleur devient enfin plus forte que l’angoisse. Le
sang coule sur le sol, un beau rouge... Il essaie d’éponger
le sol, les meubles. Il se fait un bandage sommaire, se couvre d’un
bonnet.
Il quitte la maison, traverse le jardin pour rejoindre la rue des
« petites bonnes femmes ». Il arrive enfin au bordel,
le bout d’oreille au creux de sa main... Mais Gauguin n’est
pas là…
Vincent ne sait plus que faire de son morceau de chair poisseuse.
Il le tend à Rachel, une des filles, lui dit d’en prendre
soin, et s’en va.
Elle n’a pas eu le temps de comprendre. Quand elle regarde ce
que Vincent lui a mis dans la main : un lambeau de chair ensanglanté,
elle s’évanouit…
Retour dans la nuit, le sang coule toujours, les forces lui manquent…
Il rentre chez lui, il y a du sang dans tout l’atelier, sur
l’escalier… Il arrive enfin à son lit et tombe
dans un coma sans rêves…
Le lendemain matin, Gauguin trouve un attroupement devant la Maison
Jaune. Il apprend par les voisins ce qui s’est passé.
Il explique aux gendarmes qu’il vaut mieux que Vincent ne le
voie plus, puis récupère ses affaires et se sauve. Avant
de quitter Arles, il télégraphie à Theo que sa
présence est nécessaire, son frère est mourant.
Quand Vincent se réveille, Il se sent très faible. Il
a perdu beaucoup de sang. Il y a du monde autour de lui. Les voisins,
les gendarmes et Roulin à qui il demande sa pipe et son tabac.
Il prend lentement conscience de ce qu’il a fait. Il panique...
Il ne faut surtout pas que Theo l’apprenne. Gauguin doit se
taire. Il demande avec insistance à le voir, sans succès.
Les gendarmes l’interrogent. Il leur répond : «
ce que j’ai fait me regarde », puis il perd de nouveau
connaissance. On l’emmène à l’hôpital.
Dès qu’il reprend ses esprits, Vincent est écrasé
par sa culpabilité. Après une visite de Madame Roulin,
il a une terrible crise qui nécessite qu’on le mette
dans une cellule isolée.
Theo, venu le voir (alors qu’il aurait dû être à
Amsterdam pour passer les fêtes de fin d’année
dans sa future belle famille), ne peut communiquer avec lui. Il passera
deux jours auprès de lui à écouter ses «
divagations philosophiques » et théologiques, puis rentre
à Paris, laissant Vincent aux soins du Dr Rey et de Roulin.
Vincent se remet pourtant assez vite, et, dès qu’il va
un peu mieux, s’empresse d’écrire à Theo
(le 2 janvier) pour le rassurer et s’excuser : « Je te
prie de ne pas t’inquiéter, cela me causerait une inquiétude
de trop… Combien je regrette que tu te sois dérangé
pour si peu de chose, pardonne-le-moi, qui en suis probablement la
cause première. J’ai pas prévu que cela aurait
la conséquence qu’on t’en parlerait ».
Même s’il va mieux, il est au fond du trou… Heureusement,
l’énergique Roulin est là pour l’aider.
Avec la femme de ménage, ils ont nettoyé la maison et
remis tout en ordre. Roulin le pousse à rentrer chez lui.
L’interne, Félix Rey, qui s’est occupé de
Vincent, est attentif, compatissant. Il voit en lui une âme
intelligente et sensible. Il va le rassurer et rassurer Theo.
Aidé par son ami Roulin, Vincent regagne la Maison Jaune. Encore
« inquiet et craintif », il implore son propre calme :
« Nous devons nous tenir tranquilles pour ma peinture à
moi ».
Peu à peu, le pinceau se raffermit dans sa main. Il peint un
joli portrait du docteur Rey, puis reprend le tableau de Berceuse,
celui qu’il travaillait juste avant la crise.
La pétition
Mais alors qu’il s’y remet difficilement, il apprend (par
Roulin ?) qu’une pétition circule dans le quartier depuis
plusieurs jours. Elle réclame que le « citoyen Voghe
soit au plus tôt réintégré dans sa famille
ou que celle-ci remplisse les formalités nécessaires
pour le faire admettre dans une maison de santé, afin de prévenir
tout malheur qui arrivera certainement un jour ou l’autre si
l’on ne prend pas des mesures énergiques à son
égard ».
Il est bouleversé : « Ainsi tu conçois, écrit-il
à Theo, combien cela m’a été un coup de
massue en pleine poitrine, quand j’ai vu qu’il y avait
tant de gens ici qui étaient lâches assez pour se mettre
en nombre contre un seul et celui-là malade. »
Ce « coup de massue » va être la cause d’une
grave crise durant laquelle il va connaître des moments où
il se sent « tordu par l’enthousiasme ou la folie ou la
prophétie comme un oracle grec sur son trépied ».
Ses voisins sont hostiles. Les enfants lui jettent des trognons de
choux, on grimpe à sa fenêtre... Il craint d’être
empoisonné, refuse de se nourrir. La femme de ménage,
inquiète, avertit ses voisins et le commissaire.
Le 7 février, le Docteur Delon déclare ses « facultés
mentales profondément détériorées ».
Selon lui, Vincent souffre d’hallucinations visuelles et auditives
(il entend des « voix qui lui font des reproches »), ce
qui nécessite « un internement dans un asile spécial
».
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De nouveau hospitalisé, Vincent ne pourra écrire à
Theo que dix jours plus tard : « Tant que mon esprit manquait
tout à fait d’assiette, c’eût été
en vain que j’aurais essayé de t’écrire
pour répondre à ta bonne lettre. Je viens aujourd’hui
de retourner provisoirement chez moi, j’espère pour de
bon. Il y a tant de moments où je me sens tout à fait
normal, et justement il semblerait que si ce que j’ai n’est
qu’une maladie particulière du pays, il faut tranquillement
attendre ici jusqu’à ce que cela soit fini... Où
puis-je aller pire que là où j’ai été
à deux reprises, au cabanon ? »
L’origine
de la Pétition :
Pensant qu’il ne reviendrait pas de sitôt (ou pas du tout
?), le gérant de la Maison Jaune, M. Soulé, a promis
à un certain Viany, buraliste, de lui louer la maison pour
en faire un bar-tabacs (ce qu’elle est devenu par la suite).
L’épicier Crévoulin, qui occupait l’autre
aile de la maison (et que Vincent ne semble pas apprécier),
a sans doute approuvé cet accord (il en attendait probablement
un afflux de clientèle). Le retour rapide de Vincent ne les
arrangeait pas…
Ces trois personnages (et leurs femmes) sont en fait les initiateurs
et les rédacteurs de cette pétition. Ils ont profité
de l’émotion du voisinage suite à l’épisode
de l’oreille coupée pour la faire circuler et signer
par des voisins.
Écrite de la main de l'épicier Crévoulin, probablement
sous la dictée du gérant Soulé et du buraliste
Viany, cette pétition ne regroupe pas quatre-vingts signataires
(comme on l’a laissé croire à Vincent - erreur
qui continue de circuler), mais seulement une trentaine (dont un tiers
de signatures illisibles). On y retrouve des voisins, un brigadier,
un maréchal, un forgeron, la patronne du restaurant fréquenté
par Vincent, Madame Venissat (dont il dit beaucoup de bien), et…
Joseph Ginoux, le patron du café.
PETITION
Monsieur
le Maire,
Nous soussignés habitants de la ville dArles, place
Lamartine, avons lhonneur de vous exposer que le nommé
Vood paysagiste, sujet hollandais, habitant ladite place, a
depuis quelque temps et à diverses reprises donné
des preuves quil ne jouit pas de ses facultés mentales,
et quil se livre à des excès de boissons
après lesquels il se trouve dans un état de surexcitation
tel quil ne sait plus, ni ce quil fait, ni ce quil
dit, et très inconstant pour le public sujet de craintes
pour tous les habitants du quartier, et principalement pour
les femmes et les enfants.
En conséquence, les soussignés ont lhonneur
de demander, au nom de la sécurité publique, à
ce que le nommé Vood soit au plutôt réintégré
dans sa famille ou que celle-ci remplisse les formalités
nécessaires pour le faire admettre dans une maison de
santé, afin de prévenir tout malheur qui arrivera
certainement un jour ou lautre si lon ne prend pas
des mesures énergiques à son égard.
Nous osons espérer, Monsieur le Maire, que prenant en
considération le sérieux intérêt
que nous faisons valoir, vous aurez lextrême obligeance
de donner à notre enquête la suite quelle
comporte.
Nous avons lhonneur dêtre, avec le plus profond
respect Monsieur le Maire, vos dévoués administrés.
D.
Crevoulin, épicier, Mme Dayan, illisible S. Boissier,
Esprit Lantheaume, François Trouche, Soulé, illisible,
Fayard, C. Coulomb, Chareyre, Viany, receveur buraliste; Aubert
Victor, maréchal
Siletto Françoise, Berthet Adrien, brigadier, Reynaud
Claude, Ginoux Joseph, illisible (Gialone?), Conry, forgeron,
Bonifay, illisible (Mayret ?)
Maurice Villaret, illisible, Cheylan Louis, Vve Nay, Vve Venissac,
Vidal, illisible, Calais, illisible (C. Parlin ?) |
L’enquête de police suit son cours. Un procès-verbal
est établi suite à la pétition. Cinq personnes
ont témoigné : trois femmes et deux hommes. Le buraliste
et l’épicier ont, cette fois-ci, envoyé leurs
femmes… (La troisième femme, Marguerite, une couturière
que Vincent aurait soulevé de terre dans l’épicerie,
était-elle l’« amie » du gérant Soulé
?)
Sur le procès-verbal, ces cinq témoins l’accablent,
le déclarent « dangereux pour la sécurité
publique » (le gérant), « réellement aliéné
» (l’épicière), et « demandent sa
séquestration » (la couturière)…
La femme du buraliste et Ginoux, qui n’ont rien à ajouter,
confirment, persistent et signent…
PROCES
VERBAL
Lan mil huit cent quatre vingt neuf et le vingt sept février ;
Nous, Joseph dOrnano, commissaire central de Police de
la ville dArles, officier de la police judiciaire, auxiliaire
de M. le Procureur de la République ;
Vu la pétition ci-jointe des habitants de la place de
Lamartine, relative aux agissements du Né Vincent van
Goghe sujet hollandaise, atteinte daliénation mentale ;
Vu le rapport ci-annexé de Monsieur le Docteur Delon
en date du 7 de ce mois et les ordres de Monsieur le Maire dArles,
prescrivant détablir le degré de folie de
Van- Goghe ;
Avons procédé à une enquête et entendu
les ci-après dénommés :
Enquête
1. Le sieur Soulé Bernard, âgé de 63 ans,
Propriétaire demeurant Avenue Montmajour 53,qui nous
a fait la déclaration suivant : En ma qualité
de gérant de la maison habitée par le Sieur Vincent
Van Goghe, jai eu loccasion de mentretenir
hier avec lui et constater quil est atteint daliénation
mentale, car sa conversation est incohérente et sa raison
égarée. Dautre part, jai ouï-dire
que cet homme se livre à des attouchements sur les femmes
qui habitent dans le voisinage ; il ma été
de même assuré quelles ne sont même
plus tranquilles chez elles, car il sintroduit dans leurs
domiciles. Enfin, il est urgent que cet aliéné
soit séquestré dans un asile spécial ;
étant donné surtout que la présence de
Van Goghe dans notre quartier compromet la sécurité
publique. Lecture faite, persiste et signe Le Cre central (suivent
la signature de ce dernier et du témoin en question).
2. La Née Marguerite Favier, fe Crevoulin, âgée
de 32 ans, Mde de comestibles demeurant Place de Lamartine,
qui nous a dit ce qui suit : Jhabite la même
maison que le Né Vincent Van Goghe qui est réellement
aliéné. Cet individu sintroduit dans mon
magasin et sy impose. Il insulte mes clients et se livre
à des attouchements sur les femmes du voisinage quil
poursuit jusque dans leurs domiciles. Enfin tout le monde est
effrayé dans le quartier en raison de la présence
du susdit Van Goghe, qui deviendra certainement dangereux pour
la sécurité publique. Lecture fait, persiste et
signe avec nous Le Cre central (suivent la signature de ce dernier
et celle de la femme en question).
3. La Née Maria Ourtoul, fe Viany, âgée
de 40 ans, débitante de tabac demeurant Place de Lamartine
qui a confirmé la déclaration du précédent
témoin. Et lecture faite persiste et signe. Le Cre central
Maria Ourtoul Ornano
4. La Née Jeanne Corréas, fe Coulomb, âgée
de 42 ans, couturière, demeurant Place de Lamartine 24
qui a fait la déclaration suivante :
Le Sieur Van Goghe qui habite le même quartier que moi
devient de plus en plus fou depuis quelques jours ; aussi
dans le voisinage tout le monde est effrayé. Les femmes
surtout ne sont plus rassurées car il se livre sur elle
à des attouchements et tient des propos obscènes
en leur présence. En ce qui me concerne, jai été
saisie par la taille devant le magasin de Me. B par cet individu
avant-hier, lundi, et soulevée en lair. Enfin cet
aliéné devient dangereux pour la sécurité
publique et tout le monde réclame sa séquestration
dans un établissement spécial. Lecture faite persiste
et signe.
5. Le sieur Ginoux Joseph, âgé de 45 ans, limonadier
demeurant Place de Lamartine qui a reconnu que les faits exposés
par le précédent témoin sont vrais et sincères
et déclare navoir rien à ajouter à
sa déposition. Et lecture faite persiste et signe.
Constatations
Le Né Vincent Van Goghe est réellement atteint
daliénation mentale ; cependant nous avons
constate à différentes reprises que cet aliéné
a des moments de lucidité. Van Goghe nest pas encore
dangereux pour la sécurité publique, mais on craint
quil ne le devienne. Tous ses voisins sont effrayés
et à juste titre, car il y a quelques semaines laliéné
dont sagit sest coupé une oreille dans un
accès de folie ; crise qui pourrait se produire
à nouveau et être funeste à quelque personne
de son voisinage.
Le Cre Central
Ornano
Conclusion
Attendu que de lenquête qui précède
et de nos constatations personnelles, il résulte que
le Né Vincent Van Goghe est atteinte daliénation
mentale et quil pourrait devenir dangereux pour la sécurité
publique ; sommes davis quil y a lieu de séquestrer
cet aliéné dans un asile spécial.
Le Cre Central
Ornano
De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal
pour être transmis aux fins de droit et avons signé;
À Arles le trois mars mil huit cent quatre-vingt neuf.
Le Cre Central
Ornano
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À la réception du Procès-Verbal, le maire ordonne
une séquestration provisoire. Or, depuis sa dernière
crise, Vincent dormait déjà et prenait ses repas à
l’hospice, ne sortant que pour peindre.
On ne sait pas comment s’est passée son arrestation,
mais on peut imaginer le sentiment d’injustice qu’a dû
éprouver Vincent, sa détresse, son énervement,
son impuissance…
Enfermé de force dans une cellule « sans le droit de
fumer, de boire, de lire ou d’écrire, ce qui est pourtant
permis aux autres malades », Vincent n’en peut plus.
Le Docteur Rey est malheureusement absent, lui aussi malade et alité.
(C’est probablement au Docteur Delon qu’on doit cet internement
d’office).
Dès qu’on le lui permet, Vincent envoie une lettre déchirante
à Theo (pour laquelle il lui a fallu « au moins autant
de formalités qu’en prison ») : « Je t’écris
en pleine possession de ma présence d’esprit et non pas
comme un fou, mais en frère que tu connais. Voilà la
vérité. Un certain nombre de gens d’ici ont adressé
au maire (il y avait quatre-vingts signatures) me désignant
comme un homme pas digne de vivre en liberté, ou quelque chose
comme cela. Le commissaire de police ou le commissaire central a alors
donné l’ordre de m’interner à nouveau…
Va sans dire que dans le for intérieur de mon âme, j’ai
beaucoup à redire à tout cela. Va sans dire que je ne
saurais me fâcher, et que m’excuser me semblerait m’accuser
dans un cas pareil. Seulement pour t’avertir pour me délivrer,
d’abord je ne le demande pas, étant persuadé que
cette accusation sera réduite à néant. Si je
ne retenais pas mon indignation, je serais immédiatement jugé
fou dangereux. En patientant, espérons, d’ailleurs les
fortes émotions ne pourraient qu’aggraver mon état.
Pourquoi je t’engage par la présente à les laisser
faire sans t’en mêler. Tu comprendras que moi, tout en
étant absolument calme au moment donné, puis facilement
retomber dans un état de surexcitation par de nouvelles émotions
morales. »
Il ressasse sa détresse et son sentiment de solitude face à
cette justice arbitraire : « n’ayant rien d’autre
à faire, je pense à tous ceux que je connais tout le
long du jour et de la nuit. Je ne te cache pas que j’aurais
préféré crever que de causer et subir tant d’embarras.
Que veux-tu, souffrir sans se plaindre est l’unique leçon
qu’il s’agit d’apprendre dans cette vie. »
Que
s’est-il passé réellement ? Vincent était-il
dangereux pour son voisinage ? Que dit exactement cette pétition
?
Elle déclare qu’il « ne jouit pas de ses facultés
mentales », qu’il se livre à des « excès
de boisson » (faux : il ne buvait plus depuis sa première
hospitalisation), qu’il est craint par « tous les habitants
du quartier » (qui n’ont pourtant pas peur de lui jeter
des trognons) et pour « prévenir tout malheur qui arrivera
certainement… un jour ou l’autre »...
Heureusement, le pasteur Salles, dans une lettre à Theo (du
premier mars), nous donne un tout autre point de vue.
« Il me semble, et c’est aussi la manière de voir
de M. Rey, qu’il y aurait comme une espèce de cruauté
à enfermer définitivement un homme qui n’a fait
de mal à personne et qui peut, par des procédés
inspirés par la bienveillance, revenir à son état
normal ».
Le lendemain, après avoir pris connaissance de la pétition
et du Procès Verbal, il écrit à nouveau : «
Mon impression est qu’il y a de l’exagération.
Les actes que l’on reproche à votre frère (à
supposer qu’ils soient exacts) ne permettent pas de taxer un
homme d’aliénation et de réclamer sa réclusion.
On dit qu’il boit beaucoup. Le cafetier, son voisin, qui m’avait
dit exactement le contraire, a affirmé cela… Malheureusement
l’acte de folie qui a nécessité la première
entrée à l’hospice fait interpréter dans
un sens défavorable tous les actes un peu singuliers auxquels
peut se livrer parfois ce jeune homme. Chez un autre, ils ne seraient
pas remarqués. Comme je vous l’ai dit hier, tout le monde
à l’hospice lui est sympathique, et après tout,
ce sont les médecins et non le commissaire qui doivent être
juges en pareille manière ».
On y voit plus clair. Cette lettre du pasteur remet les choses en
perspective. Vincent n’est pas un fou furieux dangereux (même
la pétition ne le dit pas) et pourrait parfaitement revenir
rapidement à son état normal.
Il constate posément que le cafetier est un menteur, met en
doute les accusations et déplore la décision excessive
du maire.
Il est néanmoins dommage qu’il n’ait pas cherché
à savoir qui en étaient les initiateurs.
Vincent
en veut à ses voisins, aux « gendarmes et aux venimeux
fainéants électeurs municipaux, qui pétitionnent
contre moi à leur maire qui tient à leurs voix »...
Ils lui ont pourri la vie : « Si j’eusse ma tranquillité,
depuis longtemps je me serais remis. Ils me chicanent sur ce que j’ai
fumé et bu, bon, mais que veux-tu, avec toute leur sobriété,
ils ne me font encore que de nouvelles misères…. Si ces
bonshommes d’ici protestent contre moi, moi je proteste contre
eux... Je crains moi-même un peu que si je suis dehors en liberté,
je ne serais pas toujours maître de moi si j’étais
provoqué ou insulté. J’ai carrément répondu
que j’étais tout disposé à me ficher à
l’eau par exemple, si cela pouvait une fois pour toutes faire
le bonheur de ces vertueux bonshommes, mais que dans tous les cas, si
en effet je m’étais fait une blessure à moi-même,
je n’en avais aucunement fait à ces gens-là. Courage
donc, quoique le cœur me défaille à des moments.
»
Il confie à Theo qu’on ne l’a jamais laissé
tranquille : « dès le commencement, j’ai eu de l’opposition
bien méchante ici. Tout ce bruit ferait du bien naturellement
nous souffrirons pour un tas de cons et lâches »…
Cette
pétition pose toujours problème à Arles
Le peu de documents d'archives dont dispose la mairie : la
pétition, le rapport du docteur Delon, le brouillon des décisions
d'enfermement et de transfert dans un asile devraient être normalement
être conservés aux Archives municipales… En fait,
ils sont sous la garde stricte d'une « conservatrice » qui
refuse, en accord avec le Maire, de communiquer la photocopie des originaux,
comme si, cinq ou six générations plus tard, cette pétition
était encore une chose honteuse, à cacher.
Comment un maire peut-il encore être gêné par un
fait aussi vieux, par une magouille de petits commerçants affairistes
profitant de la faiblesse et de l'originalité d’un artiste,
forcément un peu hors normes, pour le faire enfermer (et récupérer
sa maison) ?
Il y a pourtant à Arles une superbe fondation Vincent Van Gogh
et un grand « Espace Van Gogh » où, en 1989, une
exposition a eu lieu pour célébrer le centenaire de son
séjour... dans l'hôpital où il fut enfermé
(pour l’occasion, l’établissement a été
rénové à grands frais).
Les personnalités influentes contactées pour infléchir
le maire lors de l’exposition du 150e anniversaire de la naissance
de l’artiste se sont aussi défilées et l’original
de cette pétition n’a pas pu être exposé.
La renommée mondiale que Vincent a donnée à cette
ville (et les retombées économiques qui lui sont liées)
devrait pourtant les inciter à plus de reconnaissance et de transparence…
Décidément, Arles et Vincent, ça ne colle toujours
pas…
Il nous reste à espérer qu’un prochain maire peut-être
aura l’intelligence de régler définitivement cette
histoire…
Alain
Amiel
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