A
seize ans Vincent Van Gogh est employé dans une galerie d'art à
La Haye. Progressivement, l’enfant solitaire et taciturne de la
campagne s'est transformé en un jeune galeriste compétent,
actif, cultivé. Ouvert aux nouveaux courants, il est aussi intéressé
par les techniques de peinture, de reproduction… Ses employeurs
sont contents de lui : il « fraye bien avec tout le monde »,
écrira son oncle Cent, ancien propriétaire de la galerie.
Hébergé chez sa tante Roos, Vincent file des jours heureux
à La Haye et apprend à dessiner.
Un premier dessin montre un promeneur bien mis, portant chapeau, les mains
dans les poches. Il vient de croiser deux jolies filles en robe longue.
Il semble siffloter. Un autoportrait ?
Mais
la firme Goupil se développe. Elle crée une succursale à
Londres et décide de l’y envoyer. Cette nouvelle le surprend
et l’afflige : « Tu ne peux pas savoir combien chacun est
gentil avec moi et tu peux imaginer combien je suis triste de quitter
tant d’amis »...
Il n’a aucune envie d’aller à Londres, mais il semble
qu’on ne lui ait pas laissé le choix… Il se raisonne,
se rassure : « Londres est une ville attirante…, je vais parfaire
mon anglais… », mais il précise à Theo qu’il
s’est remis à fumer la pipe, « un remède excellent
quand on a le blues... ». La pipe, « une amie fidèle
», ne le quittera plus.
De cette époque date le premier dessin « technique »
de Vincent. Il s’agit d’une copie d’une lithographie
de Félicien Rops.
« En attendant la confession » montre une vieille femme assoupie
près d’un confessionnal.
Très différent de ses précédents, ce dessin
au crayon montre que Vincent s’est appliqué à reproduire
au mieux la lumière, les ombres, l’atmosphère.
Ce départ obligé de La Haye remet peut-être en cause
un début apprentissage (avec un des peintres de la galerie ?),
comme ce dessin retouché, semble-t-il, par des mains plus expertes,
peut le laisser croire.
Avant de rejoindre Londres, il passe quelques « bien belles journées
» à Paris, à la maison mère, et en profite
pour aller au Louvre, au Luxembourg…
ANGLETERRE
(1873-1876)
Sa première lettre de Londres montre qu’il s’y acclimate.
Il apprécie la ville avec ses magnifiques parcs et « une
abondance de fleurs telle que je n'en ai jamais vue ailleurs ».
Il
apprécie particulièrement Rotten Row et ses belles cavalières...
Il
finit à six heures le soir et à quatre heures le samedi
(la semaine anglaise), soigne sa tenue, achète un chapeau haut
de forme, se promène, lit.
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Southampton
Steet |
L'immeuble
où Vincent travaillait (derrière Covent Garden) |
Dans le poème
de Van Beers qu’il envoie à Theo, il est question d’un
peintre revenant d’une promenade et « savourant tout au fond
de lui le calme enivrant de l’âme »…
Quelques mois plus tard, il change de pension et va vivre chez Madame Loyer,
veuve d’un Français, qui tient avec sa fille une école
pour « little boys ».
Hackford
Road
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Vincent
s’y plait, apprécie sa chambre et se dit étonné
par l’amour qui règne entre cette mère et sa fille.
Il se sent si bien qu’il décide de passer les fêtes
avec elles (son premier Noël loin de sa famille).
Eugénie a vingt ans… Elle est charmante, complice. Vincent
est amoureux, il le raconte à sa sœur, lui demande «
d’aimer Eugénie pour lui ». Il remercie Dieu pour les
cadeaux qu’il lui fait, mais attend plusieurs mois avant de se déclarer.
Et quand il se décide, juste avant de partir pour les vacances
d’été dans sa famille, il essuie un refus très
net.
Eugénie en aime un autre – elle est déjà promise
à l’ex-occupant de sa chambre, celui que Vincent a remplacé…
Encore…
Il insiste, peut-être trop. Madame Loyer lui demande de quitter
la pension et de ne plus revenir. Choqué, il part rejoindre le
domicile familial à Helvoirt, un petit village où son père
vient d’être nommé après vingt-deux années
passées à Zundert.
Ce premier amour contrarié entraîne de graves répercussions.
À partir de là, progressivement, sa destinée s’infléchit.
La sérénité et la joie de vivre des années
de La Haye sont révolues.
Même si, plus tard, il le reconnaît : « Ma vie a sombré
quand j’avais vingt ans », rien dans ses lettres à
Theo n’évoque cette grave déception amoureuse.
Une citation de Renan exprime son idéal : « Pour agir dans
le monde, il faut mourir à soi-même… L’homme
n’est pas ici-bas pour être heureux mais pour réaliser
de grandes choses, pour dépasser la vulgarité où
se traîne l’existence de presque tous les individus ».
Une citation que son destin va suivre à la lettre...
L’été suivant se passe mal. A-t-il revu ou essayé
de revoir Eugénie ? Ses employeurs, mécontents de son travail,
décident de l’éloigner pour quelque temps de Londres
. Il passe trois mois à Paris puis revient à Londres.
Il envoie à Theo des poèmes et un dessin, une vue de Streatham
Common, près de Londres : « une grande plaine couverte d’herbes
avec des chênes et des genêts ». Un dessin, précise-t-il,
fait « le matin du jour où la petite fille de sa logeuse
est morte »...
Il a découvert dans Renan un absolu où se réfugier.
Désormais, il veut être différent et le dit. Ses relations
avec ses patrons se détériorent : « on a prétendu
que j'avais le timbre un peu fêlé mais comme je m'efforçais
de remonter à la surface, je savais bien qu'il n'en était
rien »…
La galerie a changé d'adresse. Dorénavant, elle organise
des expositions.
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Bedford
Street
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Entrée
de la galerie Goupil |
Dans
sa dernière lettre de Londres, il écrit à Theo :
« j’espère et je crois que je ne suis pas ce qu’on
pense de moi ». La suite est sibylline : « … Nous verrons.
Il faut laisser le temps passer dessus. Peut-être dans quelques
années dira-t-on la même chose de toi, du moins si tu restes
ce que tu es : mon frère, au double sens du mot »…
Lassés de son attitude, ses employeurs décident de le faire
revenir définitivement à Paris. Il prend alors une chambre
avec un autre employé de la galerie, Harry Gladwell, un jeune Anglais
encore plus égaré que lui avec qui, tous les soirs, il fait
des lectures de la Bible.
Vincent est en pleine crise mystique. Il assiste à tous les offices
religieux, écoute les prêches… ll demande à
Dieu de « choisir tout pour lui ». Ses lettres à Theo
sont de plus en plus longues, leur rythme s’accélère.
Le commerce ne l’intéresse plus. Il dira plus tard qu’il
aurait aimé être muté au département d’édition
de gravures pour apprendre le métier de lithographe, mais, au retour
des vacances de Noël, on lui signifie son renvoi, il devra partir
trois mois plus tard. Même s’il a conscience que la «
pomme était mûre », il ne s’attendait pas à
être renvoyé aussi vite.
Il décide de retourner à Londres et lit les annonces des
journaux anglais pour y chercher du travail.
Il trouve un emploi de répétiteur à Ramsgate, une
petite ville en bord de mer au sud de Londres, un petit pensionnat de
vingt-quatre enfants où il sera nourri et logé, mais sans
salaire.
Il accepte quand même : « Tu penses si je suis content »,
écrit-il à Theo…
RAMSGATE
Dans sa première lettre de Ramsgate, il décrit son voyage
et sa nouvelle installation : sa chambre donnant sur une place ouverte
sur la mer, les promenades avec les enfants sur le rivage, la petite école
tenue par le sombre Mister Stokes.
Deux dessins de la place déserte vue de la fenêtre de cette
école sont restés : « C’est par cette fenêtre
que les garçons suivent du regard leurs parents quand ceux-ci leur
ont rendu visite et s’en retournent vers la gare », écrit-il
à Theo…
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Il enseigne le français,
l’arithmétique, fait réciter aux enfants leurs leçons
et aide à la toilette des plus jeunes.
De Ramsgate, il se rend à Londres à pied, marche deux jours
« pour rencontrer diverses personnes » - dont Eugénie
?
Un des buts déclaré de ce voyage est pour rencontrer M.
Slade-Jones, le pasteur d’une église qu’il fréquentait
à Londres.
Vincent lui avait envoyé une lettre pour lui demander de l’aider
à trouver « un poste en relation avec l’église
», car, pour lui, il n’y a « pas d’autre activité
sur la terre que celle qui va de celui de maître d’école
à celui de prédicateur laïc »... Il le supplie
d’abaisser sur lui « un regard paternel… Je n’ai
été que trop laissé à moi-même ».
(Voir Vincent
à Ramsgate)
Slade-Jones l’engage comme répétiteur, mais lui confie
rapidement d’autres tâches : visiter les pauvres, les malades,
aller à Londres rechercher dans les familles l’argent de
la pension. « Dieu bénisse cette nouvelle activité
qui m’incombe ! », écrira Vincent...
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Isleworth,
la rue principale |
La
maison du révérend Slade-Jones (?) |
Une
infinie tristesse et l’obsession de la mort émanent pourtant
de ses lettres toujours parsemées de citations bibliques étonnantes
: « Quand il n’y a plus rien en quoi l’on puisse se
reposer, quand il n’y a plus de joie sur terre, sinon en Dieu. Alors
monte le cri : Malheur à moi… Qui me délivrera du
cadavre de ce mort ? ».
Et quand il apprend que la sœur de son ami Gladwell s’est tuée
en tombant de cheval, il se précipite pour « consoler ce
père ». Il écrit : « Toute la maison était
en deuil, être là m’a fait du bien »…
Theo lui non plus, n’est pas bien, il est malade et soigné
chez ses parents à Etten, une petite ville non loin de Zundert,
où la famille vient d’emménager. Vincent essaie de
le réconforter. Ses lettres deviennent plus lyriques, plus poétiques…
Il évoque ses promenades et commence à décrire longuement
les paysages qu’il rencontre.
Ces descriptions qui sont en fait ses premiers tableaux. Ni peints, ni
dessinés, mais écrits, racontés, « peints avec
des mots ».
Vincent a déjà fait des lectures de la Bible en petits groupes,
mais quand le révérend Slade-Jones lui donne enfin l’occasion
de faire son premier sermon dans la grande chapelle de Richmond, il en
est bouleversé : « J’avais l’impression d’émerger
à la lumière amie du jour au sortir d’un souterrain
sombre quand je me trouvai dans la chaire »…
Il commence son sermon en parlant de vie, de mort et de résurrection
: « Il y a de la douleur au moment où un homme naît
au monde, mais il y a aussi de la joie… Je suis la résurrection
et la vie. Celui qui croit en moi, bien que mort, il vivra »…
Puis il parle de lui (ce qui est plutôt inhabituel dans les sermons)
et des tempêtes dans lesquelles il chavire : « Chacun de vous
ne sent-il pas comme moi les tempêtes de la vie, qui sont leurs
appréhensions, qui sont leurs souvenirs ? ».
Il finit son sermon en évoquant l’image du pèlerin,
déjà fatigué - c’est lui - qui interroge une
femme en noir :
Le chemin monte donc toujours ?
Oui, il montera jusqu’au bout.
Le voyage dure jusqu’au soir ?
De l’aube à la nuit, mon ami…
Il a tirée cette image d’un tableau de Boughton, La Marche
des Pèlerins, dont il dit que « plutôt qu’une
peinture, c’est à proprement parler une inspiration…
».
Les paroissiens, touchés, viennent lui serrer les mains, le remercier.
La religion lui donne du courage. Elle lui apporte une sécurité,
le rassure. « C’est quand nous sommes faibles que nous sommes
forts… ». Il trouve « merveilleux de penser »
que désormais, où qu’il aille, il pourra prêcher
l’Evangile.
Sa nouvelle existence se précise, il se voit prédicateur,
évangéliste, semant la bonne parole, vivant parmi les déshérités,
enseignant l’amour de Jésus. Pour lui, la lumière
ne peut plus venir que de là : « Malheur à moi si
je ne prêchais pas l’Evangile ».
Dans une lettre à ses parents, il donne son nouvel emploi du temps
: réveil à quatre heures du matin, cours, visites, écriture
de sermons, un travail sans relâche…
Sept mois après avoir été renvoyé de la galerie,
Vincent semble avoir retrouvé une nouvelle activité qui
lui convient.
Le 25 novembre 1876, il dit qu’il a été voir Madame
Loyer le lendemain de son anniversaire. Le jeune prédicateur qu’il
est devenu a-t-il été mieux reçu ? Qu’espérait-il
encore ?
Il n’en dit rien, mais ce jour-là, il s’est sûrement
passé quelque chose qui lui a fait sentir qu’Eugénie
était irrémédiablement perdue...
Le lendemain, un dimanche, il a besoin de marcher : Turnham Green pour
aller faire l’école, puis Richmond ; enfin, Petersham où
il prêche. Retour à Richmond dans la nuit. Il se perd sur
une route boueuse, des dizaines de kilomètres à marcher…
La lettre interminable écrite à Theo le jour suivant (sans
jamais parler d’Eugénie), dit son désarroi et ses
doutes : « Il y a des heures, des jours, des époques dans
la vie où l’on dirait que Dieu nous cache son visage ».
Il se sent abandonné, dit-il, comme le jour où il suivait
des yeux la voiture dans laquelle ses parents s’en allaient….
Dans cette lettre, il donne à son frère une liste insensée
de textes à lire, des dizaines de prophéties d’Isaïe,
de Jérémy...
Le psaume qu’il recopie : Espoir en la sainteté commence
ainsi : « Qui nous délivrera du corps de ce mort sous le
joug tout ployé ? »
Viennent ensuite de nombreux extraits où il est question de «
royaume des morts », de « silence du tombeau »…
Avec cette question, qui revient encore et toujours : « Qui nous
soulèvera la pierre du tombeau ? »…
Trois semaines après la visite à Madame Loyer, alors qu’il
paraissait avoir trouvé l’emploi désiré, il
décide brusquement de tout abandonner, de quitter l’Angleterre.
Il écrit : « Bien des raisons font qu’il est souhaitable
que je rentre en Hollande ».. sans préciser lesquelles…
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